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Non-axiomes.
Dans l’intérêt de la raison, apprenez à apprécier un événement en fonction de ses répercussions d’ensemble. Ceci inclut les modifications viscérales et nerveuses ; les réactions émotionnelles, les pensées relatives à l’événement, le commentaire formulé, l’action réprimée, l’action résultante, etc.
Sitôt dans sa chambre, Gosseyn retira ses chaussures et s’étendit sur son lit. Il sentait une nausée l’envahir, depuis plus d’une heure. Et l’effort accompli pour prendre le saboteur lui avait causé une tension presque insupportable.
Il était très désireux de ne pas montrer sa faiblesse. Aussi, lui fut-il agréable de sentir ses forces lui revenir. Vingt minutes de repos les yeux fermés, et il s’étira, bâilla et ouvrit les yeux.
Il s’assit et respira. Ce fut comme un signal. Leej entra, portant un autre bol de potage. Un tel minutage impliquait une prévision précise. Gosseyn y pensa en mangeant la soupe, et il terminait lorsque le capitaine Free entra dans la pièce.
— Eh bien, dit-il, nous sommes parés. À votre commandement, nous partons.
Gosseyn regarda Leej, mais elle secoua la tête.
— N’attendez rien de moi, dit-elle. Aussi loin que je puisse voir, tout va bien, mais je ne peux pas voir à la distance où nous allons.
Le capitaine Free dit :
— Nous sommes prêts à traverser le reste du neuvième décant à destination de la base marginale la plus proche du huitième. Là, naturellement, nous devrons nous arrêter.
— Approchez la base avec un arrêt anticipé, dit Gosseyn, et nous rediscuterons.
Dix-huit bonds de similarisation, un peu plus de dix minutes, temps apparent, et le capitaine Free fut de retour.
— Nous sommes à six années-lumière trois quarts de la base, dit-il. Pas mal. Ça nous met à onze mille années-lumière de Vénus.
Gosseyn se leva et, les jambes raides, alla jusqu’à la salle des commandes. Il s’assit sur le divan devant le dôme transparent. Une question se posait à lui : devaient-ils foncer droit dans la base ? Ou devaient-ils se rapprocher par l’extérieur ? Il jeta un coup d’œil interrogateur à Leej.
— Alors ? dit-il.
La jeune femme alla au panneau de contrôle. Elle s’assit sur le fauteuil tournant et dit :
— On y va.
Elle tira le levier. La seconde d’après, ils se trouvaient dans la base.
Il faisait sombre autour d’eux. Tandis que ses yeux s’accoutumaient à la lumière diffuse, Gosseyn constata que l’énorme caverne de métal était bien plus vaste que celle du Plus Grand Empire sur Vénus.
Il reporta son attention sur le capitaine Free. Ce dernier donnait des instructions par vidéophone. Il vint à Gosseyn au moment où Leej se levait. Il dit :
— Un sous-ordre du commandant du port montera à bord d’ici une demi-heure environ. Dans l’intervalle, j’ai donné des ordres pour que l’on transporte à bord l’équipement nécessaire. Ceci passe pour simple routine.
Gosseyn acquiesça, mais, tandis qu’il observait l’officier, il restait pensif. Non qu’il fût tracassé en ce qui concernait le capitaine Free et son opposition possible. Avec Leej et lui-même travaillant en tandem pour éliminer tout danger, avant qu’il puisse survenir, il était à peine besoin de penser aux risques présentés par des hommes ou des machines.
Cependant, Free semblait se comporter non comme un prisonnier, mais comme un associé délibéré. Gosseyn ne désirait nullement lui faire remarquer qu’il trahissait ses devoirs d’officiers du Plus Grand Empire, mais pourtant il fallait qu’on s’entende franchement.
Il opta pour cette franchise et parla ; lorsqu’il s’interrompit, il attendit près d’une minute. Enfin, le capitaine Free lui répondit :
— Gosseyn, un homme dans votre situation, avec votre puissance particulière, ne peut avoir une idée de ce qu’ont subi des centaines de milliers d’officiers du Plus Grand Empire lorsqu’Enro a pris le commandement. Cela fut fait très habilement, et si ça a été pour les autres ce que ça a été pour moi, ils ont dû se sentir coincés. Il était virtuellement impossible de savoir quoi faire. Des espoirs partout, et l’écrasante majorité des équipages pour Enro. Quand il était ministre de la Guerre, il avait eu l’occasion de placer des hommes à lui dans toutes les positions clefs.
Le capitaine Free haussa les épaules.
— Très peu d’entre nous ont résisté. On exécutait des gens à droite et à gauche, selon qu’ils faisaient ou non des remarques, ce qui paraissait être le seul critère. Après un test au détecteur de mensonges, j’ai été classé comme personne douteuse, et averti. Mais on m’a laissé vivre parce que je n’avais résisté en aucune façon.
Il conclut :
— Le reste fut assez simple. J’ai pratiquement cessé de prendre intérêt à ma carrière. Ça m’ennuyait. Et quand je me suis rendu compte de la signification de ce voyage à Yalerta, j’ai peur d’avoir laissé la discipline se relâcher à bord. Il me paraissait que les Prédicteurs assureraient la victoire à Enro. Quand vous vous êtes présenté, pendant quelques minutes, ça m’a donné un choc. Je me suis vu traduit en cour martiale et exécuté. Et puis j’ai eu l’impression que vous pourriez me protéger. C’est tout ce qu’il me fallait. De ce moment j’ai été votre homme. Ceci répond-il à votre question ?
Effectivement. Et Gosseyn tendit la main.
— Une vieille coutume de ma planète, dit-il, sous sa forme la plus élevée, c’est une façon de sceller une amitié.
Ils se serrèrent la main. Vivement, Gosseyn se tourna vers Leej.
— Que voyez-vous venir ? demanda-t-il.
— Rien.
— Pas de brouillage ?
— Aucun. Les papiers du bord indiquent que nous accomplissons une mission spéciale, vaguement indiquée, ce qui donne au capitaine Free une autorité considérable.
— Cela signifie que nous allons quitter la base sans la moindre anicroche ?
Elle acquiesça, mais resta sérieuse.
— Bien sûr, dit-elle avec franchise, je vois une image du futur que vous pourriez altérer par quelque interférence voulue. Par exemple, vous pourriez essayer de créer un brouillage uniquement pour me donner tort. Je n’ai pas idée de ce qui pourrait se produire dans ces conditions. Mais mon image ne présente aucun brouillage.
Gosseyn aimait les expériences, mais le moment était mal choisi. Et la situation présentait d’autres aspects.
L’ensemble du problème de la prévision paraissait de plus en plus troublant à mesure qu’il l’approfondissait. Si Enro, les Prédicteurs et Gilbert Gosseyn lui-même étaient tous des produits d’un même entraînement, pourquoi, lui qui s’était trouvé dans un incubateur trente fois plus longtemps qu’un Prédicteur – et plus de cent fois plus longtemps que Enro – pourquoi ne pouvait-il voir à distance comme Enro et dans l’avenir comme les Prédicteurs ?
« Entraînement », pensa-t-il. Le sien. Car eux n’en avaient reçu aucun. Mais le sien était resté partiel, et prévu pour un dessein ultérieurement modifié.
Dès qu’il aurait averti les Vénusiens, il lui faudrait consulter le Dr Kair et les autres savants. Et cette fois, ils travailleraient sur ce problème avec une nouvelle compréhension de ses possibilités.
Un peu moins d’une heure après leur arrivée, ils quittèrent la base. Dix étapes et dix mille années-lumière, les amenèrent au voisinage de Gela.
Prochain arrêt, Vénus.
Sur la suggestion de Gosseyn, Leej manœuvra les cadrans d’arrêt anticipé. Ou plutôt, elle passa plusieurs secondes à les régler. Puis brusquement, elle se rejeta en arrière, secoua la tête et dit :
— Il y a quelque chose qui ne va pas. C’est au-delà de ma portée, mais j’ai le sentiment que nous n’arriverons pas aussi près de la planète que de la base précédente. J’ai le sentiment d’une… interférence.
Gosseyn n’hésita pas.
— On va leur téléphoner, dit-il.
Mais le vidéophone et la plaque restèrent muets, sans vie.
Ils réfléchirent, mais pas longtemps. Il n’y avait rien d’autre à faire que de mener le vaisseau jusqu’à Vénus.
Comme précédemment, le bond de similarisation parut instantané. Le capitaine Free regarda les indicateurs de distance, et dit à Leej :
— Bon travail. Huit années-lumière de la base de Vénus. On ne peut guère faire mieux.
Il y eut une explosion sonore, et une voix tonitruante aboya :
— Ici le robopérateur de service – appel d’urgence.